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Chronique rédigée par Camille Cottais — Rédactrice en chef
Comment se construire lorsque l’on perd un parent jeune ? C’est la situation à laquelle j’ai dû malgré moi faire face lorsque, âgée de 11 ans, celle qui m’a donné la vie a mis fin à la sienne. Mais comment faire le deuil d’une mort qu’on ne comprend pas ?
« La vie change vite. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. » Comme l’autrice de L’Année de la pensée magique, magnifique livre de Joan Didion sur le deuil, j’ai appris brutalement le décès de ma mère, et la vie telle que je la connaissais — paisible, enfantine, insouciante, routinière — s’est arrêtée pour ne plus jamais être comme avant.
J’étais en vacances d’été chez ma grand-mère lorsque mon père est arrivé. Je ne me rappelle pas de son ton ni de ses mots, mais il a délivré la dure nouvelle. Nous sommes alors le 21 août 2012 et mon monde vient de s’écrouler.
Sur le coup, je me rappelle avoir été dans un état de sidération totale : ne pas pleurer, ne pas même réagir, et surtout ne pas comprendre. Comment pouvait-elle être décédée, alors que quelques jours auparavant elle était bien là — je lui parlais au téléphone et elle me promettait même qu’on ferait du magasinage ensemble pour la rentrée. Sa mort semblait impossible, comme un rêve absurde duquel on s’étonne après s’être réveillée.
Un deuil qui ne passe pas
On dit qu’il y a cinq étapes du deuil : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Nous sommes censé.e.s les expérimenter une à une puis passer à autre chose. Procédure terminée. Dossier classé. En réalité, ce processus est souvent beaucoup plus complexe et désordonné qu’une liste de cinq étapes à suivre dans l’ordre.
J’ai beau critiquer ce modèle linéaire, je dois avouer que ma première réaction a été celle du déni, qui était d’autant plus présent du fait qu’il s’agissait d’une mort brutale et inattendue. Ce fut comme un mécanisme de défense mis en place par mon cerveau pour me préserver de la violence de la réalité.
L’idée qu’elle n’était pas vraiment morte, que c’était une mauvaise blague, hantait mes rêves, endormis comme éveillés. Je vivais dans l’illusion qu’elle reviendrait, et ce même plusieurs mois après l’enterrement, duquel je ne garde que le vague souvenir d’une rose lancée sur sa tombe. Il m’a fallu des mois et des mois pour comprendre que je n’entendrai plus jamais sa voix, son rire, que je ne sentirai plus son odeur, que je n’appellerai plus jamais quelqu’un « maman », pas même une professeure par mégarde. Et surtout, que je devais continuer ma vie sans elle.
On dit souvent que le temps apaise la douleur, mais à quel point ? La durée d’un deuil « normal » serait de 6 à 12 mois, au-delà desquels le deuil serait « pathologique ». Cette injonction problématique est révélatrice d’une société dans laquelle la tristesse et les émotions en général sont perçues comme des obstacles à la productivité. Plutôt que d’accepter le rythme unique de chaque cœur meurtri, nous sommes incité.e.s à tourner la page rapidement.
Alors quand le temps passe, mais que la souffrance est toujours aussi forte, comme c’était mon cas, on a l’impression que notre peine gêne. Ma convalescence prolongée a duré des années. Il m’a fallu cinq ou six ans pour penser à elle sans pleurer, sept ans pour afficher une photo d’elle dans ma chambre, dix ans pour réussir à parler d’elle sans que ma voix se brise. Au fond, je ne crois pas que le temps ait véritablement aidé : c’est plutôt moi qui ai évolué, apprenant à porter ce chagrin avec moi comme une partie intégrante de mon histoire et de mon identité. Et je ne sais pas si, aujourd’hui, j’ai « accompli » mon deuil. Et s’il s’agissait plutôt d’un processus qui s’étend sur toute une vie ?
Comprendre l’incompréhensible
Il est certain que perdre un être cher fait toujours mal, mais c’est pire dans le cas des décès violents, qui nous privent d’un au-revoir et dans lesquels la culpabilité peut s’ajouter à la tristesse. Et c’est encore pire quand on n’a ni l’âge ni les mots pour comprendre un tel drame.
Les rares fois où j’arrivais à en parler avec des amies à l’école, la question du « comment » m’était toujours posée. Une curiosité morbide qui m’énervait d’autant plus que je me rendais compte que je n’avais jamais compris la cause de son décès. Mon père nous avait annoncé qu’elle était « morte dans son sommeil », et je n’avais jamais osé demander des éclaircissements. Au fil des années, la question me taraudait : je cherchais sur Google comment quelqu’un pouvait mourir dans son sommeil à seulement 36 ans, mais je ne trouvais que des informations vagues sur la mort subite, qui laissaient mes interrogations sans réponse.
Un jour, mon père a raconté l’histoire à une autre personne et a utilisé le mot : « suicide » . Je me suis liquéfiée, et j’ai enfin compris, à 14 ans. Voyant mon choc, il m’a avoué qu’en 2012, il avait tout simplement cherché sur internet comment annoncer un suicide à deux enfants de 11 et 14 ans et avait lu que ce mot tabou devait être évité à tout prix.
Cette révélation m’a confrontée à une autre dimension de mon deuil, celle du silence imposé par la stigmatisation du suicide. En tendant à éviter les discussions autour de ce sujet, certaines morts sont tues, une absence de mots qui peut emprisonner les endeuillé.e.s dans une solitude accrue.
Le poids des absent.e.s
C’est certain, les pires victimes de la mort sont les vivant.e.s, les endeuillé.e.s, celles et ceux qui restent. Après le déni s’est installé le manque, mais aussi la colère : qu’elle m’ait abandonnée, qu’elle ne m’ait pas dit au revoir, qu’elle ne m’ait pas laissé de lettre pour m’aider à donner un sens à son geste. J’étais aussi constamment irritée par les autres personnes de mon âge, dont les peines me semblaient futiles.
Ce sentiment de décalage s’explique aussi par le fait que cet événement m’a brutalement arrachée à l’enfance. J’ai mûri d’un seul coup et ai réalisé ma propre mortalité, en plus de celle des autres. À cet âge, nous n’avons habituellement qu’une vague conscience de ce qu’est la mort ; on s’est peut-être rendu compte que ses parents pouvaient mourir en regardant Bambi, mais la mort reste théorique, lointaine, elle n’arrive qu’aux autres.
Comment continue-t-on à apprendre et à se souvenir de ceux.celles qu’on a perdu.e.s ? La mémoire, déformée et embellie, devient parfois le seul lien avec une personne disparue. Pour ma part, j’ai longtemps écouté aux portes dès que les discussions familiales portaient sur elle. Sans oser l’exprimer, j’avais besoin d’entendre parler d’elle pour apprendre à connaître celle que je n’ai pas eu le temps de découvrir, et qui me fascinait. Il est en effet facile d’idéaliser nos morts. Le deuil fige nos perceptions. Dans mon cas, la mort a interrompu ce processus naturel où, en grandissant, nous découvrons peu à peu les imperfections de nos parents.
Ce qui ne nous tue pas ne nous rend pas plus fort.e.s
Perdre ma mère si jeune a engendré une complexité d’émotions qui ne m’a pas seulement plongée dans le chagrin et la colère, mais m’a également poussée vers une réflexion profonde sur la mortalité. Paradoxalement, cette perte a fait de moi une personne assez obsédée par la mort : mon endroit préféré à Paris est le cimetière du Père-Lachaise, je possède une dizaine d’éditions différentes des Fleurs du Mal, et toute mon adolescence, j’ai écrit des poèmes sur la mort sous toutes ses formes.
Peut-être est-ce l’héritage morbide de ce deuil impossible. Une chose est certaine : cet événement ne m’a pas rendue plus forte. Il y a des moments comme ceux-ci qui, au contraire, abîment, créent un vide qui ne pourra plus jamais être comblé. Il y a un avant et un après. Ce qui reste, c’est la capacité d’accepter cette vulnérabilité et d’apprendre à vivre avec l’absence.