
Tensions linguistiques sur le campus : la conséquence d’un bilinguisme institutionnel défaillant
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Éditorial collaboratif rédigé par Camille Cottais — Rédactrice en chef
Entre anglophones dénonçant les exigences du bilinguisme et francophones frustré.e.s par le manque de reconnaissance de leur langue à l’Université d’Ottawa (U d’O), notre campus semble parfois devenir le théâtre d’une véritable guerre linguistique. Les tensions explosent à chaque débat électoral, chaque publication Reddit, chaque annonce administrative mal traduite. Mais d’où viennent réellement ces tensions ? Sont-elles le fruit d’un antagonisme naturel entre anglophones et francophones ? Ou le symptôme d’un problème plus profond : un bilinguisme d’apparat qui ne tient pas ses promesses ?
Cohabitation sous tension
Les tensions linguistiques sur le campus sont un peu comme une mauvaise grippe : elles ne disparaissent jamais vraiment, et reviennent en force dès que le terrain est favorable. Et ces derniers mois, le virus est en pleine flambée. En témoigne la réaction massive suscitée par un simple post de La Rotonde sur Reddit, demandant l’avis de la communauté étudiante sur cette question : en moins de 24 heures, plus de 230 réponses ont afflué, révélant l’ampleur du malaise.
Le dernier épisode en date ? La question référendaire posée lors des élections du Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa (SÉUO) en février, qui proposait une cotisation de 1,50 $ par session pour financer des initiatives liées à la francophonie et la création d’un potentiel Centre de la francophonie. La majorité anglophone du campus a tranché : deux tiers ont voté contre. Un chiffre qui, par pure coïncidence, bien sûr, correspond au pourcentage d’anglophones sur le campus. Pour beaucoup de francophones, ce résultat a été vécu comme une démonstration éclatante du peu d’intérêt – voire de l’hostilité – d’une majorité étudiante envers leur communauté linguistique. Le message est clair : « Votre langue ? Votre culture ? Merci, mais non merci ».
Bien sûr, c’est surtout la fuite de la fameuse « story » d’une candidate à la présidence du Syndicat qui a ravivé les tensions linguistiques durant cette campagne électorale. Si de nombreuses nuances se sont perdues dans les méandres du débat à la Reddit, nous ne pouvons nier après cet incident l’évidence : les moqueries sur le niveau de langue et les accents vont dans les deux sens. Autrement dit, nous, francophones, ne sommes pas seulement victimes de ces tensions – nous y contribuons aussi. Résultat ? Un mépris mutuel qui rend les échanges impossibles, renforce l’insécurité linguistique et creuse un fossé toujours plus profond entre les deux communautés.
Rapport de force asymétrique
Mais, ne nous méprenons pas : les deux communautés ne jouent pas à armes égales. Le bilinguisme est un poids qui repose toujours sur les mêmes épaules.
Déjà, n’oublions pas que les anglophones de l’Ontario ont un choix immense d’universités unilingues où ils.elles n’ont pas à se soucier du français. De l’autre, les francophones ont deux options : des universités soi-disant bilingues où l’anglais est roi, ou de rares établissements francophones chroniquement sous-financés.
Dans un contexte où l’anglais domine, il est facile d’oublier que tou.te.s les francophones ne sont pas bilingues. Notre bilinguisme semble être une évidence, alors que celui des anglophones n’est jamais pris pour acquis. D’ailleurs, beaucoup d’étudiant.e.s anglophones ne se mettent au français que lorsqu’il devient rentable : pour une bourse, pour un CV plus attractif. Ils et elles suivent des cours en français, mais rendent leurs travaux en anglais. Ils et elles s’affichent fièrement bilingues sur LinkedIn, mais évitent soigneusement de parler français dans leur quotidien. Pour eux.elles, le français est un outil. Pour nous, c’est une identité.
Bien sûr, la francophobie ne se résume pas à une simple indifférence. Ce n’est pas simplement l’oubli ou le désintérêt passif d’une majorité anglophone. C’est aussi une forme de rejet actif, ancrée dans un rapport de domination. Le français est perçu comme la langue de l’« Autre », un élément extérieur, un obstacle à l’uniformité anglophone du milieu universitaire. Cette perception fait de la francophonie non pas une richesse, mais un problème à contourner, un irritant qu’on tolère plus qu’on ne valorise. Ce désintérêt ne relève pas d’un simple choix individuel : il s’ancre dans un système éducatif et social qui, dès l’enfance, ne valorise pas la diversité linguistique. Comment s’intéresser à une langue si l’éducation et la culture dominante la présentent comme secondaire, dispensable, dépassée ?
Francophones comme anglophones, nous devons sortir de cette logique de confrontation et repenser notre rapport à la langue. Nos relations ne se limitent pas à ce rapport de force : elles offrent aussi un haut potentiel de coopération, d’échange, et de créativité, qui ne peut advenir sans une écoute mutuelle. Ces tensions linguistiques ne sont pas de simples querelles entre étudiant.e.s : elles sont le produit d’un système qui prétend être bilingue sans offrir de véritables conditions d’équité.
Bilingue sur papier, unilingue dans la réalité
Pour les francophones, ce n’est pas un scoop : l’Université se vend comme bilingue, mais en pratique, l’anglais règne en maître, que ce soit dans les cours, les services ou la vie étudiante. Or, tant que le bilinguisme restera un slogan publicitaire plutôt qu’une réalité vécue, les tensions ne feront que s’aggraver.
Si vous êtes un anglophone persuadé que l’Université est vraiment bilingue, voire que les francophones y sont les vrai.e.s privilégié.e.s (oui, on entend ça), je vous en prie, tentez de compléter votre cursus universitaire en français ! Essayez donc de décrocher votre diplôme sans suivre un seul cours en anglais. Essayez de vous investir dans la vie associative et syndicale sans parler la langue dominante. Essayez d’assister à un événement ou une réunion « bilingue » sans qu’elle ne bascule inévitablement vers l’unilinguisme. Essayez de lire les publications Instagram du SÉUO ou des GÉR sans trouver une faute de français. Essayez de suivre vos cours en français sans devoir faire des lectures obligatoires en anglais. Essayez, tout simplement, d’exister en tant que francophone sur ce campus sans devoir constamment justifier votre choix de parler français.
Actuellement, les étudiant.e.s francophones et anglophones ne vivent pas la même réalité universitaire, que ce soit socialement ou académiquement. Les tensions existent, non pas parce que les francophones réclament un véritable accès à l’éducation en français, mais parce que l’institution continue de faire semblant que tout va bien. Si les affrontements entre francophones et anglophones sont rarement fructueux, nos frustrations linguistiques n’en sont pas moins valides — et elles deviennent même productives lorsqu’elles poussent à repenser ce bilinguisme de façade.
Petite leçon de colonialisme linguistique à l’U d’O
Le contexte de fragilisation du français à l’U d’O alimente aussi des tensions au sein même des communautés francophones. Dans un environnement où le français est déjà minorisé, nous finissons par reproduire entre nous des dynamiques d’exclusion et de divisions pour exister dans un espace où notre langue est sans cesse reléguée au second plan.
Nous faisons référence ici à la stigmatisation et dévalorisation de certains accents, certaines manières de parler, un phénomène qui a désormais un nom, glottophobie, mais derrière lequel se cachent aussi du racisme et du mépris de classe. Schématiquement, on pourrait dresser une pyramide des accents, avec, tout en haut, l’accent de France, érigé en modèle absolu du « bon français ». Vient ensuite l’accent québécois, puis les autres accents franco-canadiens, et enfin, en bas de l’échelle, la diversité des accents provenant de pays africains francophones, souvent réduits à un bloc homogène.
Il n’est ainsi pas rare d’entendre nos professeur.e.s franco-ontarien.ne.s, acadien.ne.s et, plus rarement, québécois.e.s, nous confier avoir adouci leur accent ou adopté une prononciation plus proche de celle de la France pour être pris plus au sérieux. Tout comme il arrive d’entendre des étudiant.e.s se plaindre de l’accent d’un.e professeur.e d’origine africaine, ou railler celui de leurs camarades. Étonnant, lorsqu’on sait que la survie du français en Ontario repose largement sur l’immigration.
Cette hiérarchisation des accents français est même institutionnalisée par l’Université elle-même : les étudiant.e.s ayant complété un lycée français en France ou à l’étranger se voient ainsi crédité.e.s les cours FRA 1710 et FRA 1720, obligatoires dans de nombreux programmes. En revanche, ces mêmes cours restent imposés aux autres francophones, comme si leur maîtrise du français était, par défaut, moins bonne. Quel message cherche ici à envoyer l’Université ? Que le système d’éducation français est intrinsèquement supérieur ? Que le français de France est plus légitime que celui des 28 autres pays où il est langue officielle ? Mentionnons par ailleurs que le niveau de ces cours FRA est une insulte à quiconque a le français pour langue natale…
Bref, si nous voulons une université véritablement bilingue et équitable, il est grand temps d’arrêter de jouer au concours du meilleur accent et de cesser de perpétuer cette distinction ridicule entre « bon » et « mauvais » français. Nous devons favoriser une solidarité francophone authentique, loin des divisions internes.
Mais plus encore, il est impératif de réinventer notre conception du bilinguisme. Car, surprise : être bilingue ne se limite pas à parler français et anglais ! Il existe plus de 70 langues autochtones au Canada, et chaque étudiant.e international.e qui arrive à l’U d’O apporte avec lui.elle une réalité linguistique différente. Pourquoi ne pas reconnaître enfin cette diversité, comme l’a fait le SÉUO, au lieu de rester coincé.e.s dans une vision coloniale du bilinguisme qui se résume à l’opposition entre deux langues européennes ? Un vrai bilinguisme, ce n’est pas juste deux langues en conflit, c’est toutes les langues en dialogue. Mais encore faut-il vouloir écouter.