Inscrire un terme

Retour
Illustration de deux personnes sur l'application Tinder en train de 'liker' ou de 'swiper"
Actualités

Un mois sur Tinder : désir narcissique, capitalisme sexuel et hétéronormativité

Camille Cottais
1 avril 2022

Crédit visuel : Nisrine Nail – Directrice artistique

Chronique rédigée par Camille Cottais – Cheffe du pupitre Actualités

C’est un peu honteuse que je me suis créé un compte Tinder le 14 février dernier. En tant que féministe, j’étais réticente à m’inscrire sur un site connu pour être excessivement porté sur l’apparence. Mon expérience d’un peu plus d’un mois sur Tinder s’est finalement révélée riche d’enseignements, tant sur moi-même que sur notre société actuelle.

Avec un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions de dollars chaque année, Tinder est l’application la plus rentable de l’Apple Store. Créée en 2012 et présente dans 190 pays, son nombre d’inscrit.e.s dans le monde est évalué à plus de 60 millions. Jouissant donc d’une influence phénoménale, les nouvelles technologiques comme Tinder transforment notre rapport à l’amour et la manière dont nous concevons les relations amoureuses.

« Shootée à l’égo »

J’ai décidé de me mettre à Tinder après une rupture douloureuse, ce qui n’a rien de très original. J’ai passé plus de temps à sélectionner les photos qui s’afficheront sur mon profil qu’à écrire ma courte biographie, étant consciente que la plupart n’iront pas chercher plus loin. Je vise ainsi, comme tout le monde, à montrer le meilleur de moi même, avec des photos me mettant en valeur, me présentant souriante, sympathique, sociable, cachant mes défauts et mes complexes.

Au début, obtenir des matchs si rapidement gonfle ma confiance en moi. Je suis flattée de voir que je peux plaire à tant de personnes. Comme Judith Duportail, autrice du livre L’amour sous algorithme, je sens monter en moi « le shoot de narcissisme » du début. Il parait que c’est pire pour les femmes hétérosexuelles sur Tinder, notamment car la majorité des hommes ont tendance à swiper toutes les filles à droite.

En période post-rupture, Tinder m’apporte du réconfort. En grande introvertie, je ne parle pas à beaucoup de personnes, mais en voir tant me liker suffit. 

Dans son livre, Duportail explique avoir développé une addiction à Tinder. Elle s’y connecte tous les jours et se rassure elle aussi avec le compteur de ses matchs. Pas étonnant quand on voit comment Tinder nous incite constamment à retourner sur l’application, nous assaillant de notifications et nous envoyant même des mails nous informant que notre profil pourrait baisser en visibilité si nous ne nous connectons pas plus fréquemment.

La journaliste se dit « shootée à l’égo » à ses débuts sur Tinder, tout en culpabilisant en tant que féministe (hétérosexuelle) de se faire « bout-de-viandiser » de la sorte. Moi aussi, je culpabilise. Je ne parle pas à grand monde de ma présence sur Tinder. J’ai honte, en tant que féministe, de me laisser rabattre à ça. Cela ne me semble pas correspondre à mes valeurs, moi qui ai toujours affilié Tinder au patriarcat, au conformisme et au « capitalisme sexuel ».

Finalement, je fais très peu de dates, je parle à de moins en moins de gens et finis par me lasser. Je continue à utiliser Tinder occasionnellement en quête de retrouver cette euphorie du début, en vain. Je m’interroge alors sur mes motivations à utiliser cette application. Pourquoi ne puis-je pas me suffire à moi-même ? Ai-je besoin d’être en couple pour me sentir complète ? Je finis par admettre que malgré mes belles valeurs féministes, j’ai tout de même toujours besoin de la validation des autres pour me sentir exister.

Amour et capitalisme

Nancy Jo Sales est une journaliste américaine ayant questionné les conséquences de Tinder sur la société. Selon elle, l’application promeut un rapport consumériste et individualiste aux autres. C’est également l’avis de la sociologue Eva Illouz, qui juge que les applications de dating comme Tinder mènent à une marchandisation des rencontres et de l’intime. Dans son livre Pourquoi l’amour fait mal, elle explique que notre société capitaliste a marchandisé l’amour, créant un « marché de la transition intime » ; les utilisateur.ice.s sont en compétition les un.e.s avec les autres et se transforment elleux-mêmes en marchandises.

Tinder est finalement à l’image de notre société, consumériste, individualiste et capitaliste, mais également portée à outrance sur l’apparence. Ce n’est pas un scoop : Tinder repose avant tout sur l’image. Par le swipe, nous décidons en quelques secondes de la valeur de quelqu’un, réduite à son apparence et parfois à une courte phrase dans sa biographie.

Tinder s’inscrit dans une société où règnent le culte de l’apparence, de l’image et de la mise en scène. L’application a rendu la drague plus directe, plus décomplexée mais aussi plus superficielle. Elle en fait presque un jeu, on swipe dans les transports en commun ou entre deux cours comme on jouerait à Candy Crush

En outre, il existe sur l’application « une prime à la beauté, bien sûr, et à la race » souligne un article de Le Temps, « les femmes noires et les hommes asiatiques seraient [ainsi] les moins sollicités ». Le racisme, la grossophobie, le sexisme et l’hétéronormativité n’échappent pas à Tinder, loin de là…

Être une femme queer sur Tinder

Lors de mes premiers moments sur Tinder, ma première surprise a été de me rendre compte que l’application me proposait fréquemment des femmes hétérosexuelles ou des hommes dans les profils à swiper, alors même que j’ai indiqué être une femme attirée par les femmes. Je rencontre également bon nombre de couples hétérosexuels cherchant une troisième personne. Je me dis que l’algorithme finira par les éliminer si je les dislike systématiquement, mais même après plusieurs semaines d’utilisation, Tinder continue à me présenter des hommes. Pourquoi diable Tinder ne respecte-t-il pas mon orientation sexuelle ?

Après quelques recherches, je me rends compte que je suis loin d’être la seule à rencontrer ce problème. L’option permettant de choisir son orientation sexuelle a seulement été introduite par Tinder en 2019. Cette option a réduit les risques pour les lesbiennes de tomber sur des hommes ou des couples, mais cela reste une réalité quotidienne pour les femmes queer sur les applications de rencontre.

Je me décide à swiper à droite certains hommes pour les interroger et comprendre la raison pour laquelle je vois autant de profils ne correspondant pas à mon orientation sexuelle. S’agit-il de profils ayant volontairement coché la case « femme », d’erreurs lors de l’inscription, ou de problèmes liés à l’algorithme de Tinder ? D’après mes recherches, c’est un mélange des trois.

Un des hommes m’avoue mentir sur son genre, car il cherche une femme bisexuelle ou lesbienne pour « pimenter son couple », tandis qu’un autre m’affirme vouloir réaliser son fantasme d’avoir des relations sexuelles avec une femme lesbienne. En tant que femme queer, cette hypersexualisation et cette fétichisation malsaine de mon orientation sexuelle me révoltent, mais ne m’étonnent guère.

Je m’intéresse finalement à la dernière catégorie, la plus nombreuse, celles des hommes s’étant bien inscrits comme hétérosexuels, et étant tout autant surpris que moi de figurer parmi mes prétendant.e.s. J’en déduis donc que l’algorithme de Tinder me propose délibérément des profils ne correspondant pas à mon orientation sexuelle. Le phénomène s’accentue d’ailleurs lorsque je swipe jusqu’à obtenir le message indiquant que plus aucun profil n’est disponible. C’est un peu comme si Tinder me disait : « On n’a plus de femmes à te proposer, mais on te met quand même des hommes au cas où tu changes d’avis ! » Pour moi, c’est aussi violent que lorsque certain.e.s nient mon identité en m’affirmant que je suis lesbienne ou asexuelle parce que je n’ai pas encore trouvé la bonne personne.

Finalement, après la rédaction de cette chronique, j’ai décidé de quitter Tinder, fatiguée par son aspect consumériste et par l’hétéronormativité de son algorithme. Cela ne signifie pas que je n’ai miraculeusement plus besoin de la validation et du regard d’autrui pour me sentir valoir quelque chose, mais j’y travaille…

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire