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Arts et culture

120 battements par minute : une lutte pour la vie

Camille Cottais
14 novembre 2022

Crédit visuel : Elvert Barnes – Wikimedia Commons

Critique rédigée par Camille Cottais – Secrétaire de rédaction

120 battements par minute (120 BPM) est un film français sorti en 2017. Il nous ramène au Paris du début des années 90, en pleine crise du sida, qui tue des milliers de gais dans l’indifférence de l’État français. Le personnage principal, Nathan, est un nouveau membre d’Act-Up Paris, qui va rencontrer puis tomber amoureux de Sean, un militant séropositif radical.

Le film, qui a remporté de nombreux prix, notamment le Grand Prix du Festival de Cannes et six prix aux César, a été réalisé par Robin Campillo. Celui-ci s’est servi de ses souvenirs pour écrire le scénario, étant lui-même gai et ayant fait partie d’Act-Up Paris dans les années 1990. La plupart des acteur.ice.s étant également LGBTQ+, 120 BPM a été fait par des personnes concernées, et cela se voit.

En effet, le film est loin de tomber dans les clichés homophobes ou fétichisants comme d’autres films français sur des sujets similaires, mais réalisés par des personnes cis-hétérosexuelles, comme La vie d’Adèle, pour ne pas le citer. Il nous offre au contraire une représentation positive, bien que dramatique, des lesbiennes et des gais, par des personnages non stéréotypés et dont l’agentivité est mise en avant. Il nous montre la réalité d’un collectif, avec son lot de désaccords. Malgré quelques longueurs (le film durant presque 2h30), 120 BPM alterne brillamment entre scènes poétiques, drôles et émouvantes, nous faisant pleurer et rire, parfois les deux à la fois.

Retour aux années 90

120 BPM nous ramène à une époque où être diagnostiqué.e avec le VIH était synonyme de déclaration de mort. Le sida arrive aux États-Unis puis en France et au Canada au début des années 80, dans l’indifférence totale des gouvernements. Act-Up Paris, créé en 1989 sur le modèle d’Act-Up New York, marque une rupture, en se positionnant ouvertement comme une association de gais et de séropositifs et en utilisant des techniques d’action radicales importées des États-Unis (zaps, die-in, menaces d’outing…).

En 1996, l’arrivée des trithérapies va généraliser les traitements efficaces contre le sida, redonnant ainsi du pouvoir à l’institution médicale et menant à une déradicalisation du militantisme contre le sida. Depuis, les associations luttant contre le sida sont extrêmement institutionnalisées, spécialisées et professionnalisées et n’ont plus de liens avec l’activisme LGBTQ+, incarnant un bon exemple d’ONGisation d’un mouvement social.

Lutter contre l’indifférence

Par des actions « coups de poing », comme l’enchaînement d’un médecin lors d’un colloque ou l’aspersion de faux sang sur les murs d’un laboratoire, les militant.e.s d’Act-Up expriment leur colère légitime face à l’inaction de l’État et du corps médical. Ils.elles se dévouent entièrement à cette cause, luttant sans répit pour la vie.

Ces techniques d’action radicales exploitent le pouvoir de l’image pour frapper l’imaginaire afin de faire parler de l’épidémie dans les médias et de lutter contre la désinformation et l’inaction de l’État. Cette inaction est aussi une forme de violence, comme le montre le slogan « silence = mort » qu’on aperçoit lors de l’enterrement politique d’un des personnages.

La mise en scène de ces actions radicales nous interroge sur les limites du militantisme pacifique et la possible nécessité de la violence dans les mouvements sociaux. Alors que certains personnages, comme Sophie, incarnée par Adèle Haenel, pensent que cette violence est contre-productive, Sean et d’autres militant.e.s misent au contraire sur la provocation pour frapper les esprits et attirer l’attention médiatique.

Les émotions (colère, détresse, fierté…) animent le militantisme des personnages, transformant leurs affects en actions politiques. Ces émotions sont utilisées comme des ressources stratégiques par Act-Up, notamment la culpabilisation, les militant.e.s criant par exemple le slogan « assassin, t’as du sang sur les mains » lors de l’action contre le laboratoire Melton Pharm. Un autre exemple est la journée mondiale contre le sida, durant laquelle les militant.e.s font un die in, c’est-à-dire qu’ils s’allongent sur le sol avec des croix sur le corps, comme pour imiter des cercueils. Le président de l’association, Thibault, prononce alors un discours frappant : « Dans toutes les guerres, il y a des collaborateurs. Le sida a les siens », déclare-t-il, pendant que des larmes coulent sur le visage du personnage principal.

Des corps dignes de vivre et des corps indésirables

La manifestation la plus explicite de la violence homophobe dans 120 BPM se déroule lorsqu’Act-Up intervient dans un lycée. Les militant.e.s font irruption dans des salles de classe pour distribuer des prospectus et faire de la prévention sur le sida. La scène homophobe se passe quelques secondes plus tard, dans la cour du lycée, alors que Sean tend un dépliant à une adolescente : « Je prends pas ça / Pourquoi / Parce que je suis pas pédé […] Je risque pas de choper votre connerie de sida ». En réaction, Sean embrasse Nathan (technique du kiss-in), ce à quoi la lycéenne réagit avec dégoût. Les propos de l’adolescente rappellent que le sida était perçu dans les années 90 comme une punition divine contre les soi-disant péchés des personnes gaies et même comme un « cancer gai ».

Ne pas soigner les malades, ignorer le sida tant qu’il ne touchait que les personnes homosexuelles et autres corps « indésirables », était une forme de contrainte à l’hétérosexualité : l’hétérosexualité était le seul choix possible, car en sortir signifiait la marginalisation et même la mort. La comparaison entre l’inaction de l’Etat des années 1990 face au sida et son hyperréaction aujourd’hui face à la COVID-19 montre que certains corps comptent, sont des « grievable bodies », pour reprendre le terme de Judith Butler, et d’autres n’ont pas le privilège de la respectabilité. Il s’agit des corps homosexuels, mais aussi d’autres groupes disproportionnellement touchés par le sida : les travailleur.se.s du sexe, les usager.e.s de drogue, les prisonnier.e.s.

Entre drame et espoir

120 BPM est un film dramatique. La mort y est omniprésente, dès le début avec l’annonce du décès d’un ancien militant, au milieu du film avec la mort de Jeremy, et à la fin celle de Sean. Ces corps qui meurent contrastent avec les corps qui dansent dans les scènes festives du film , créant un antagonisme entre la force de la vie et le spectre de la mort.

C’est le personnage de Sean qui incarne le plus cette envie de vivre se heurtant à la réalité du sida : avant son déclin physique, Sean est perpétuellement en colère, contre les laboratoires, contre la maladie, contre Thibault. Son militantisme est radical, car il a conscience de l’urgence de la situation, de ne pas avoir le temps de parler calmement ou de manifester pacifiquement : « On est en train de crever, vous entendez ça ? » hurle-t-il au laboratoire Melton Pharm, contre laquelle Act-Up fait une action en faisant interruption dans le laboratoire pour jeter du faux sang sur les murs.

Le film suscite de la tristesse, de la colère, mais aussi de l’espoir : les personnages LGBTQ+ sont fièr.e.s de l’être et rejettent la honte. Jusqu’à la fin du film, Sean garde une forme d’agentivité et de fierté, en demandant à Nathan de l’euthanasier plutôt que de mourir du sida dans la souffrance.

Le film s’achève sur un entrecoupement entre deux scènes – les personnages faisant irruption dans un banquet d’assureurs pour leur jeter les centres de Sean, et les corps entrelacés de Thibault et de Nathan, en deuil – comme pour nous rappeler que le privé et l’intime sont politiques. Dans le communiqué de presse annonçant le décès de Sean des suites du sida, on apprend que celui-ci n’avait que 26 ans : 120 BPM est l’histoire de cette jeunesse sacrifiée, luttant sans relâche pour que cesse cette hécatombe.

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