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Arts et culture

Colonialisme et repos : de quoi rêvons-nous, si ce n’est pas de « labeur » ?

Emmanuelle Gauvreau
21 septembre 2023

Crédit visuel : Jürgen Hoth — Photographe

Chronique rédigée par Emmanuelle Gauvreau – Cheffe du pupitre Arts et culture

S’agit-il de paresse, s’agit-il de repos? Tout dépend de si l’on est allié.e, ou non, des structures du quotidien qui tiennent nos vies en place. Le capitalisme, si vous voulez. N’y a-t-il pas toujours moyen d’accomplir, de s’améliorer, d’apprendre toujours plus dans une vie à saveur copier-coller qui nous «encabane» dans un horaire où s’arrêter est impensable

C’est l’angle de l’exposition gratuite Le labeur ne fait pas partie du rêve, présentée à la Galerie d’art d’Ottawa, jusqu’au 1er octobre. À travers des œuvres multimédias, différent.e.s artistes noir.e.s, caribéen.ne.s et africain.e.s partagent leur interprétation du repos, ce grand tabou d’une société coloniale.

Sur place, 4000 choses à la fois

Yanaminah Thullah est commissaire-hôte communautaire de ladite exposition. Je la rejoins à la Galerie Annexe pour une visite guidée.

Nous attendons que les autres participant.e.s arrivent. Nous causons un peu; je la questionne sur la place du multimédia dans l’exposition. Il est rare de voir photographies, peintures, dessins, vidéos, sculptures et même poèmes à même une salle.

«La plupart du temps, dans les galeries, c’est toujours les peintures et la photographie. Je crois que c’est limitant». C’est un retour en arrière d’une entrevue avec l’artiste visuelle Lauréna Finéus m’expliquant que, selon elle, les nouveaux médias avaient plus de représentation de personne noire «parce qu’on est tellement exclus de médias plus vieux tels que la peinture et la culture des classiques…»

La Galerie se remplit, nous sommes peu. J’active mon enregistreuse. 

«C’est un combat et à la fois un rêve pour moi que de prioriser le repos. J’ai toujours été quelqu’un qui fait un million de choses à la fois, surtout lorsque j’étudiais à l’Université d’Ottawa. J’étais en études internationales et langues modernes, là-bas. Très différent de cet environnement-ci [artistique]. 

«[…] Déménager ici m’a fait vivre plus d’une expérience avec le racisme et la discrimination, en salle de classe tout comme ailleurs. Venant de Toronto, je n’y étais pas habituée, et j’ai dû faire d’énormes ajustements. Par contre, tout cela m’a appris à contribuer à ma communauté et à m’y lier. Ça m’a fait comprendre son importance pour mon bien-être personnel.

«Toutefois, mon implication est devenue un couteau à double tranchant. Il reste toujours que je fais partie d’une communauté que je tente de servir. Souvent, j’étais en position de faire de la sensibilisation pour un bien-être commun, sans toujours considérer le mien. J’étais épuisée. Je carburait sur quatre heures de sommeil. Je me rendais sur le campus le matin et j’y restais jusqu’au soir, faisant acte de présence en classe et à des événements. Prendre une pause m’envahissait de culpabilité. […]

«J’ai obtenu mon diplôme universitaire en 2021. C’était toujours la pandémie, ce qui, je crois, a eu un large impact sur les manières que nous travaillions collectivement. […]

«Puis, quelque chose a changé en moi, l’année dernière. C’était inévitable; ma santé dégénérait. Physiquement, mentalement, émotionnellement, tout! J’ai réalisé que je me négligeais depuis bien trop longtemps. J’avais besoin de repos. Ma famille, mes ami.e.s et tou.te.s ceux.celles autour de moi me disaient : “Tu bases ta valeur sur ce que tu fais pour les autres. Sur ton travail […]”.

«Cela m’a poussée à me retirer du plus de projets possible. Je me suis mise à dire “non”, à tracer mes limites, particulièrement dans le travail, puis, éventuellement, dans tous les aspects de ma vie. 

«Je me suis mise à prendre du temps pour moi-même. Je me suis tournée vers le monde des arts. Je ne m’y étais pas exposé depuis longtemps. La poésie, par exemple, faisait partie de ma vie jusqu’à ce que je me focalise entièrement sur la politique, qui est devenue ma marque de commerce. C’est un domaine dans lequel j’avais l’impression que les gens me prenaient davantage au sérieux. 

«J’ignorais ce qu’était le rôle de commissaire d’exposition. Je n’aspirait pas à le devenir vraiment! […]

«J’ai postulé. Puis, j’ai pris du temps pour moi-même. Je n’avais aucune idée d’où cela me mènerait. J’étais sans emploi. Je savais toutefois que je me sentais bien plus heureuse qu’auparavant. 

«Quelques semaines plus tard, j’ai eu l’emploi

«J’y travaille depuis novembre dernier. Nous avons lancé l’appel aux candidatures, s’adressant aux artistes noir.e.s, caribéen.ne.s et africain.e.s qui pouvaient s’identifier aux différentes formes que peuvent prendre le repos, ainsi que tout ce qu’il ne représente pas. Une grande partie des sous-thèmes qui sont ressortis étaient : 

la musique,

la maternité,

la nature,

mais aussi la vulnérabilité émotionnelle

Il y avait aussi beaucoup de couleurs très vives, évoquant la joie, ainsi que complètement l’inverse : du noir et du blanc.

«Tu sais, quand tu es jeune et que les gens te demandent quelle est ta carrière de rêve.

«En fait, j’ai l’impression que personne ne rêve de travailler. Nous rêvons de suivre nos passions et d’avoir de la liberté financière, des choses dont nous avons besoin pour survivre au monde capitaliste et colonial […].

«Je ne rêve pas de labeur. Tu ne rêves pas de labeur. Nous ne rêvons pas labeur. 

Le “nous” est ma communauté, et il s’agit même de nous tou.te.s. Je crois que c’est particulièrement pertinent dans notre génération avec la manière dont nous conceptualisons le travail.»

Zineb Allaoui ne complimente pas ce que je porte

Pendant que nous faisons le tour de l’exposition, une personne s’ajoute au groupe; son visage m’est familier. J’ai croisé Zineb Allaoui, une ou deux fois, à des fêtes. Elle m’avait complimentée sur ce que je portais. Aujourd’hui, il n’y aurait rien à dire; je n’ai PAS EU LE TEMPS de faire une brassée, j’ai opté pour le vibe Oliver Twist. 

Je suis surprise d’apprendre qu’elle est l’une des artistes de l’exposition. Sa parole coule, je n’aurais pu mieux paraphraser;

«J’ai peint ceci autour de janvier. 

«Auparavant, j’utilisais beaucoup de couleurs et de formes, mais je me suis mise à trouver cela accablant. C’est pourquoi je peins maintenant en noir et blanc. Simple. Je voulais me concentrer sur le message plutôt que sur l’artifice afin que le public soit moins distrait. […]» 

«J’aime travailler avec différentes formes et angles qui semblent unis et en harmonie. Je sais que j’ai terminé mon œuvre si, en prenant un pas de recul, mon œil est reposé.

«Cela vient d’une personne très anxieuse qui aime rester occupée! […] Peindre m’aide à rester calme. C’est ma manière de m’exprimer, de trouver mon équilibre personnel et même de me reposer.»

Des personnes passent entre nous à quelques reprises. Elles ne semblent pas s’intéresser à l’art sur place, mais bien au réseau Wi-Fi gratuit. 

Travaillent-elles? Se reposent-elles? Que font-elles en ce milieu d’après-midi? Je n’ai pas le temps de le leur demander. Il faut mettre ma main à la pâte; j’active ma pensée sur la répartition du temps que j’exploite comme un castor. Je dois encourager les étudiant.e.s, le temps d’un article, à s’arrêter, grâce à l’art, sans révéler une once d’hypocrisie.

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