
Une AUTRE chronique sur la liberté d’expression en contexte académique
Crédit visuel : Nartistic — Directrice Artistique
Chronique rédigée par Emmanuelle Gauvreau — Cheffe du pupitre arts et culture
C’est rendu coutume, il faut croire. Dans les dernières semaines, deux chroniques portant sur la liberté académique et d’expression dans Le Devoir se sont ajoutées à toutes celles qui ont déferlé dans les médias depuis le scandale Lieutenant-Duval. Patrick Moreau et Francis Dupuis-Déri ont ouvert en moi d’additionnelles réflexions vis-à-vis de la haine envers ceux.celles catégorisé.e.s comme « wokes », en raison de leurs insistantes demandes de réforme du langage. Pourtant, ces dernières m’apparaissent comme une réaction collective évidente face au sentiment d’impuissance, et non pas comme un danger envers notre démocratie.
Aux propos de notre éloquent duo de chroniqueurs, j’ajouterais que la proportion que prennent les propos des « polices du langage » dans nos médias, comparativement à d’autres sujets d’actualité, repose peut-être sur le fait qu’il s’agit d’une des manières les plus accessibles de faire une différence. Et ce, vis-à-vis des injustices et des violences dont nous sommes collectivement plus conscient.e.s que jamais.
Et si, derrière les tentatives de censure, considérées par certain.e.s comme des « postures héroïques extrémistes », se cachait une réaction proportionnelle au manque de ressources considérant la santé mentale et émotive de l’humain vis-à-vis de certains propos ? Et si, dans le contexte académique, elle tentait surtout de solliciter un rapport moins désincarné des conditions d’existence des étudiant.e.s ?
Faire une différence, un mot à la fois
Je me rappelle très bien de l’année où la controverse du mot en « n », utilisé dans le cours d’arts de Lieutenant-Duval, a explosé. J’étais moi-même étudiante à l’Université d’Ottawa (U d’O).
Je me rappelle avoir entendu toutes les réactions et opinions. Celles.ceux qui étaient d’avis qu’il était exagéré d’éviter de nommer un mot dans un contexte académique, voire que cela était impossible ; celles.ceux qui croyaient vigoureusement en la condamnation de l’utilisation de ce mot ; celles.ceux qui jugeaient que de faire preuve de plus de sélectivité, vis-à-vis du contexte dans lequel il était employé, était de mise. Tout ce qui m’apparaissait comme une évidence dans ces circonstances était qu’il y aurait un « avant » et un « après » ce scandale. Ce sont aussi ajoutées toutes les discussions entourant les pronoms et l’utilisation d’écriture épicène, qui sont tout autant venus animer les médias et les discussions autour de moi.
J’ai depuis développé un radar très perceptif face à la violence du langage du quotidien. J’ai remarqué cette même vigilance, à même mes cours, pour la plupart de la littérature française. De nombreux.euses enseignant.e.s se sont mis à user d’avertissements, de trigger warnings, avant de traiter de certains propos violents ; une retombée positive de l’incident Lieutenant-Duval.
Je ne pouvais, je ne peux toujours pas, comprendre le poids d’un mot qui ne pourra jamais être dirigé en ma direction. Cela m’a tout de même confrontée à la liste d’insultes genrées que je connais avec le même par cœur qu’un abécédaire : « bitch », « pute », « salope »… Que dire de la majorité d’insultes dirigées envers les hommes qui arrivent, elles aussi, à réduire la femme à un objet sexuel : « fils de pute », « enfant de chienne »…
Bien que je sois depuis habitée d’une certaine vigilance, comme plusieurs, je suis d’avis qu’il ne s’agit que d’une période d’adaptation. Le changement n’a pas pour fonction d’évoquer le confort sur le court terme, mais bien sur le long terme.
Encore à ce jour, je trouve difficile de justifier l’attachement à certains termes et approches aux langages qui portent une histoire dont nous tentons collectivement de nous guérir. Je ne vois pas en quoi cela vient affecter la démocratie, et comment la censure visant exclusivement certains propos haineux n’est pas proportionnelle à l’écart de dynamique de pouvoir violent qu’ils portent.
Faire la « police du langage » m’apparaît comme l’une des seules manières accessibles et trouvée pour tenter de contrer la violence. C’est le peu qui, d’apparence, peut collectivement être fait, vis-à-vis du sentiment d’impuissance. C’est peut-être pourquoi il est plus facile pour les gens de le promouvoir et de le critiquer et, pour les médias, de le traiter comme sujet.
Je l’affirme, en dépit du fait que je prône les nuances et que de prendre une posture moralisatrice n’est pas dépourvu de contradictions et, parfois, d’orchestration malsaine de l’identité. C’est quand les questions d’inclusivité et d’identité sont institutionnalisées, que la présence d’une vigilance malsaine peut s’installer.
Faire preuve d’humanité face aux sujets humains
Un ami étudiant la philosophie à l’U d’O m’a déjà dit que quelques enseignant.e.s de son programme rappelaient à leurs étudiant.e.s qu’« ils sont des humain.e.s avant tout », de ne pas faire preuve de trop d’exigences envers eux.elles-mêmes. Certains domaines d’études, il est vrai, sont propices à évoquer des remises en question profondes, parfois violentes, vis-à-vis de l’identité. Une raison s’ajoutant à toutes celles pour lesquelles de nombreux.se.s étudiant.e.s à l’université développent des troubles en lien avec leur santé mentale ?
Certains milieux académiques se veulent férocement attachés aux débats rhétoriques, nuancés, voire non émotionnels, face à des discussions et termes portant une histoire criblée d’injustices. Si cet espace colonial et blanc est d’apparence de plus en plus ouverte à une diversité d’individus, d’expériences, d’identités, sur la scène intellectuelle, il n’est pas étonnant qu’une période d’adaptation soit de mise. Que l’on reconsidère comment accueillir les émotions dans ces cadres, dont personne de mentalement sain n’est dépourvu.
À mon avis, ces tentatives de réforme du langage ne sont pas des tentatives nuisibles à la liberté d’expression, mais tentent plutôt de créer des espaces où l’on discute de l’humain, sans le déshumaniser. Dans l’attente que cela devienne réflexe.