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Riopelle
Arts et culture

Les artistes Madeleine Arbour et Françoise Sullivan célèbrent, elles aussi, leur centenaire

Emmanuelle Gauvreau
17 décembre 2023

Crédit visuel : Jürgen Hoth — Photographe

Chronique rédigée par Emmanuelle Gauvreau – Cheffe du pupitre Arts & culture

100 ans de Riopelle au Musée des beaux-arts. 100 ans de Riopelle au Centre national des arts. 100 ans de Riopelle sur la monnaie, même. C’est une nouvelle répandue ; cette année, la capitale nationale célèbre en grand le centenaire de Jean Paul Riopelle, cette figure phare de l’art visuel québécois et signataire du manifeste Refus global. Pour rendre sa démarche possible, ce dernier était entouré de femmes qui auraient mérité autant d’attention. Et pourtant, où sont-elles ?

Qu’entendons-nous par « mérite » ? À quoi associons-nous collectivement la valeur d’une œuvre, d’un artiste ? Certain.e.s diront que cela repose sur leur contribution à l’identité nationale, d’autres parleront de leur renommé international, et d’autres encore aborderont leur habileté à se démarquer…

Riopelle ne fait pas exception à la règle. Sa démarche artistique « non contrôlée », son « impulsion cosmique, un mouvement perpétuel » est venu secouer un Québec fortement contrôlé par le clergé, en plus de s’être fait connaître au-delà les frontières. À ses côtés, pour rendre le tout possible en prenant soin de ses enfants, la danseuse et chorégraphe Françoise Riopelle, née Lespérance… 

À ses côtés aussi, lors de la signature du révolutionnaire manifeste Refus global dans les années 40, 15 autres artistes automatistes, dont presque la moitié étaient des femmes : Françoise Riopelle, Marcelle Ferron-Hamelin, Françoise Sullivan, Thérèse Renaud, Madeleine Arbour, Muriel Guilbault et Louise Renaud.  Plusieurs se sont fait connaître à l’international et avaient des démarches profondes en plus de s’être rebellées contre les idéologies de la Grande Noirceur. Leurs contestations et leur présence font d’elles, en tant que femmes, des artistes doublement révolutionnaires.

Pourtant, leurs noms nous viennent de manière beaucoup moins instinctuelle que le grand Riopelle. C’est un phénomène « typique », selon Patricia Smart, autrice du livre Les femmes du Refus global. « Depuis le début, ç’a été uniquement les hommes qui étaient l’objet de l’attention des critiques. Et ça continue avec Riopelle », énonce la récipiendaire du Prix du Gouverneur général. 

Les femmes et le Refus global

L’académicienne a connu les femmes signataires du Refus global, et en parle avec grande tendresse. « Pour elles, l’art n’était pas quelque chose d’abstrait, d’enfermées dans un cadre, dans une galerie. Mais plutôt quelque chose par où la vie entrait », souligne la professeure de l’Université Carleton. Elle souligne, notamment, le travail de Madeleine Arbour et Françoise Sullivan, dont on célèbre aussi le 100e anniversaire cette année. 

Résultat d’avoir été mères et artistes, on pourrait croire qu’il leur était plus difficile d’ignorer le quotidien dans leur travail, de se laisser plus aisément extérioriser les ruminations subconscientes plutôt que de les absorber, ce qui est à la base de l’automatisme. Contrairement à leurs collègues masculins du Refus global, ces dernières avaient des démarches beaucoup plus pluridisciplinaires, en adaptation constante à leurs réalités de figure maternelle. On remarque ainsi que leur art était plus fuyant et instable, d’où, peut-être, la difficulté de la critique de les saisir.

Françoise Sullivan, autre signataire du manifeste, était une touche-à-tout artistique. Depuis 70 ans, elle se fait connaître dans son travail d’artiste visuel, inspiré par le fauvisme et le cubisme, ainsi qu’en tant que danseuse et chorégraphe. Dans les années 50, elle s’est mariée à l’artiste Paterson Ewen et devenue mère. 

Celle qui a approfondi sa démarche dans le domaine de la danse a donc eu à se sacrifier pour réorienter sa carrière. On peut saisir sa perspective dans le livre de Smart : « Ce n’était [plus] possible parce que quand on danse, il faut s’absenter pour les cours, les répétitions, les émissions à la télévision […]. Au début, je me souviens, j’avais tout mon temps. Je jouais à la femme d’intérieur et je trouvais ça amusant. 

Mais au bout de quelque temps, j’ai eu l’impression d’avoir perdu mon identité, et je me suis affolée. J’ai senti la nécessité de revenir à un travail, mais ce devait être un travail qui ne m’éloignerait pas de la maison, qui me laisserait libre de décider de l’emploi de mon temps. Je ne voulais pas me remettre à peindre parce que mon mari était peintre et je trouvais que cet art lui appartenait. Alors je me suis mise à faire de la sculpture. » 

On ne peut nier que Sullivan a été célébrée cette année… au Québec. Les célébrations de Madeleine Arbour ont été plus discrètes, un peu comme sa personne, selon Smart. « Elle était très privée. Elle ne parlait pas d’elle. Si vous lisez mon livre, vous verrez qu’en essence, son œuvre est difficile à résumer, à cerner », affirme-t-elle. Arbour a même avoué avoir été détournée de son rêve d’être peintre « en raison de la présence intimidante de tous ces jeunes hommes de talent ». La pionnière du design intérieur et des arts visuels a tout de même été la première femme à présider le Conseil des arts de la communauté urbaine de Montréal.

Parmi ses nombreuses réalisations, Smart nomme la décoration de la flotte d’Air Canada, comprenant le Boeing et Airbus, les services transcontinentaux de VIA Rail Canada et la salle Saint-Laurent de la Citadelle à Québec. Elle a fondé d’ailleurs, en 1965, un atelier de designers féminines sur la rue Saint-Paul, « choquée de voir les employeurs donner surtout leurs chances aux hommes ».

Et donc ?

L’une des conséquences de la difficulté des critiques d’autrefois d’entrevoir la part de la maternité dans le processus artistique plus fuyant de ses femmes, telles que celles du Refus global, a fait d’eux des piliers plus fragiles que leurs homogènes masculins. Pourtant, notre mémoire collective devrait avoir en bouche aussi facilement les noms de Françoise Sullivan et de Madeleine Arbour, ainsi que les sept autres signataires, que ceux de Jean Paul Riopelle, de Paul-Émile Borduas ou de Claude Gauvreau. 

Si ces femmes ont connu quelques reconnaissances, surtout du côté du Québec, elles devraient en avoir beaucoup plus dans la capitale nationale, pour leur contribution indéniable à la culture et en tant que modèle pour toutes les artistes qui s’ensuivront.

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