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Éditorial

Des blagues qui vont trop loin ?

Rédaction
4 avril 2022

Crédit visuel : Nisrine Nail – Directrice artistique

Éditorial rédigé par le comité éditorial de La Rotonde

Aux 94e Oscars Will Smith a donné une claque au comédien Chris Rock qui avait  fait une blague cruelle sur son épouse, Jada Pinkett Smith. Cet incident ainsi que les fortes réactions qui en ont découlé font l’objet d’un débat qui mérite une attention particulière : l’humour a-t-il des limites ?

Mike Ward. Dave Chappelle. Ricky Gervais. Sarah Silverman. Lise Dion. Tou.te.s des humoristes qui ont fait ou font usage de la plaisanterie offensante et qui, à certains moments, ont été dénoncé.e.s pour leurs propos. Il va sans dire que les humoristes sont libres de dire ce qu’ils.elles veulent. La licence créative et la liberté d’expression prévalent et sont primordiales dans notre société.

Cependant, aujourd’hui, nous naviguons en eaux troubles, et il convient de savoir quand une blague va trop loin.

Pouvoir de l’humour

Christelle Paré est professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa au  département de communications ainsi que directrice pédagogique à l’École nationale de l’humour (ÉNH). Selon Paré, « l’humour est une façon différente de voir le monde [et] un superbe canal de communication 100 % humain qui nous permet de voir la vie autrement ».

La comédie est plus qu’une façon amusante de passer une soirée, l’humour est plus qu’une façon de divertir et de distraire. Les deux sont imbriqués dans le tissu de notre quotidien, une opportunité de tester les critiques sociales. Et comme le note Paré, les humoristes, en particulier dans le contexte canadien-français, sont parmi les artistes qui ont le plus grand impact culturel.

Cela étant dit, comme les événements récents l’ont montré, l’humour a également le pouvoir de blesser, de discriminer, voire d’humilier. Celui-ci peut servir de  couverture pour émettre des propos préjudiciables sous prétexte de faire une « blague ». En effet, dans leur ouvrage Humour et violence symbolique, Julie Dufort, Martin Roy et Laurence Olivier explorent les liens entre l’humour et la violence, illustrant « les rapports de domination qui se cachent dans l’humour ».

Bottom line : en gardant à l’esprit le pouvoir culturel de cette forme d’art, il faut se rappeler que les mots ont une grande portée. Comme l’observe le chroniqueur Mickaël Bergeron, « si une blague fait mal, c’est qu’elle est mal écrite, mal dite, mal mise en contexte ». Elle doit ainsi être retravaillée. Car le but d’un stand-up est de faire rire les gens et non de les rabaisser ou de les faire pleurer.

Peut-on rire de tout ?

En théorie, oui. L’humour est gouverné par les règles de la liberté d’expression. Pour Paré, tant qu’un.e humoriste ne s’engage pas dans un discours haineux, le potentiel de l’humour est immense. La question à considérer est cependant de savoir comment on joue avec l’humour et comment on assume ses blagues. Il s’agit notamment de mettre en avant la règle d’or de l’éthique de la comédie : l’intention. Quelle est l’intention d’une blague ? Si l’intention réelle est de blesser quelqu’un, un.e humoriste va hérisser quelques plumes et les conséquences morales sont tangibles. 

Pensons à l’exemple de la débâcle Chris Rock/Will Smith. La blague en question était de mauvais goût, un coup bas. Nous la considérons comme offensante, insultante et même violente. L’offenseur méritait-il d’être giflé ? Jamais, même en considérant le bagage émotionnel que Smith a dû porter. Mais son intention était-elle de blesser ? C’est difficile à dire, d’autant plus qu’en tant qu’humoriste reconnu, sa position – la prétention de ne pas être sérieux – est claire. Paré rappelle que Rock était aux Oscars en tant qu’humoriste, pas en tant qu’acteur régulier dont la position est inconnue.

Néanmoins, il faut considérer que peu importe son intention, la blague de Rock a causé du tort, elle a porté atteinte moralement. Rock a évidemment été agressé, mais il a aussi créé un préjudice. Il doit, comme Smith le fait actuellement, assumer ses actes, et cesser de profiter de la situation pour augmenter sa notoriété.

Faire fonctionner l’humour noir

En janvier, Ricky Gervais, un humoriste qui a essuyé de nombreuses critiques pour des blagues perçues comme offensantes, a présenté les Golden Globes. Soit dit en passant, nous ne cautionnons pas toutes les blagues de Gervais, car certaines d’entre elles sont vraiment odieuses. Par contre, aux Golden Globes, il nous fait découvrir comment exploiter l’humour noir de manière stratégique, en suscitant aussi la réflexion.

Il ne se moque pas de l’apparence des célébrités, ce qui peut devenir une pente glissante, mais de leur statut privilégié, de leur manque de moralité et de leur fausse « marque ». Il utilise un langage fort et cru, mais la cible de ses blagues va au-delà de la personne, plutôt ce qu’elle représente. En effet, on peut faire des blagues sur n’importe quel sujet – le handicap, la guerre, le racisme, le sexisme, le suicide, la santé mentale – mais c’est la cible qui rend une joke drôle ou tout simplement déplacée.

Paré cite également l’exemple de l’humoriste Lisa Lampanelli, la Queen of Mean, qui, jusqu’à sa retraite, était connue pour ses critiques impitoyables et vulgaires des groupes marginalisés comme les communautés LGBTQ+. Son humour était noir et, pris hors contexte, pouvait être jugé inacceptable, mais les cibles de ses blagues, par exemple les personnes LGBTQ+, étaient aussi ses plus grands partisan.e.s. Selon Paré, Lampanelli « se servait du langage slang stéréotypé comme outil de communication […], et ils.elles [son public – les communautés visées par ses blagues] comprenaient extrêmement bien le deuxième degré ». L’humoriste était effectivement une grande alliée des communautés LGBTQ+ et organisait même des contre-manifestations face à des églises condamnant l’homosexualité.

Ainsi, l’humour insultant est politique, et il est risqué. Mais en reconnaissant qu’il.elle est un.e porte-parole plus profond, en jouant sur le langage et leurs actions, un.e humoriste peut apporter une contribution significative, même en étant « offensif.ve ».

Penser au public

La directrice pédagogique de l’ÉNH rappelle que l’art humoristique est unique dans le sens où le public est « co-créateur de l’œuvre humoristique ». C’est-à-dire qu’il y a toujours un dialogue entre l’humoriste et son public, et le sceau d’approbation d’un.e humoriste provient des réactions et des réponses de son auditoire. En fait, selon elle, avant une première, un.e humoriste passe en moyenne un à deux ans à tester son matériel auprès de divers publics, justement pour être à l’écoute de l’autre parti.

C’est cette empathie, et cette collaboration avec les spectateur.ice.s qui fait d’un.e humoriste un.e bon.ne humoriste. D’ailleurs, il est important qu’un.e humoriste accuse aussi ses positions et les présente explicitement à son public. Cela représente un genre de contrat de comédie entre l’humoriste et ses spectateur.ice.s et prépare ceux.celles-ci au matériel qui sera présenté lors d’un spectacle.

Lorsque ces deux pratiques ne sont pas appliquées, et que les blagues ne sont pas planifiées, comme cela a été le cas pour la blague de Rock, des erreurs de communication se glissent, des événements malheureux se produisent, et des dégâts sont commis. Et rien de tout cela n’est juste.

La morale est donc simple. L’humour offensant existe et continuera d’exister. En fait, de nombreuses personnes marginalisées, comme l’humoriste Hannah Gadsby, se réapproprient l’humour offensant de manière enrichissante et réfléchie. Néanmoins, le contexte de la joke est capital, les impacts sont tangibles, et il est ainsi toujours sage de réfléchir aux blagues offensantes avant de les prononcer. Vive la comédie !

 

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