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Sports et bien-être

Je lui ai pardonné.

Emmanuelle Gauvreau
7 mars 2024

Crédit visuel : Nisrine Abou Abdellah — Directrice Artistique

Chronique rédigée par Emmanuelle Gauvreau — Cheffe du pupitre arts et culture

D’une perspective agricole, les mauvaises herbes viennent parfois nuire à un ensemble de fleurs convoitées. L’humain les déracine sans pitié ; il entend le bruit feutré des racines arrachées à leur terre et ne s’en excuse pas. Malgré leur eugénisme floral, les mauvaises herbes pardonnent à l’humain. Elles se pardonnent à elles-mêmes aussi, c’est ce qui leur donne l’audace de continuellement renaître. Comme elles, j’ai choisi de guérir par le pardon.

Je suis étrangement placée pour expliquer ce qu’est le pardon ; mon rapport à ce dernier n’est pas linéaire et il m’arrive de ressentir le mépris plus longtemps qu’il n’est digeste de le faire.

Dieu sait que les raisons sont nombreuses de se dire « victime », « survivant.e. » ou même « personne ayant vécu une expérience traumatisante ». Encore à ce jour, l’utilisation de ces termes est débattue.

J’ai toutefois compris d’expérience que subir la violence complexifie le rapport au pardon. Pas seulement celui envers l’autre, mais aussi celui envers soi-même.

Qu’est-ce qui est pardonnable ?

Dans les dernières années, personne n’a été épargné de se demander s’il existe vraiment une limite à ce qui est pardonnable et à ce qui ne l’est pas. Je pense ici au mouvement #MoiAussi, qui a fait déferler dénonciation après dénonciation des agressions à caractère sexuel dans le milieu culturel.

Julien Lacroix, Éric Lapointe, Maripier Morin sont quelques personnes ayant subi la guillotine sociale, mais qui font graduellement leur réapparition dans la sphère publique. Leur réintégration fait autant de bien, pour certain.e.s en proie aux mêmes combats de troubles de dépendance qu’eux.elles, que de mal, pour les survivant.e.s de leurs comportements.

Cela m’apparaît comme projetant un double message paradoxal. Il est possible de pardonner à des individus le pire d’eux.elles-mêmes, mais ce type de comportement risque d’être reproduit, puisqu’il est reconnu comme étant pardonnable.

J’ai moi-même pris part à ce mouvement, en 2020, en publiant une lettre de dénonciation. Bien que cette publication ait révélé que je n’étais pas sa seule survivante, j’ai rapidement été confrontée à de nombreuses remises en question quant à cette décision qui, j’en étais consciente, aurait d’énormes retombées sur cet individu qui était aussi un récent parent et un mari.

Parmi les questions violentes que j’ai eu à me poser, en guérissant parallèlement des séquelles, il y avait : qui suis-je pour tracer la ligne de ce qui est pardonnable ou non ? Qui suis-je pour confronter cet individu au risque que ses collègues et ses proches ne lui pardonnent pas ? Qui suis-je pour décider qu’il faut que cet homme soit confronté à une violence sociale proportionnelle à celle qu’il avait fait subir à moi et à d’autres ?

J’ai éventuellement compris que la question est de savoir si l’on est prêt.e à pardonner ce qui n’est pas une erreur, mais un acte intentionnel de violence. J’ai aussi compris que percevoir quelqu’un exclusivement sous le prisme de l’acte d’abus qu’il.elle a commis s’accompagne du risque de réduire sa propre identité à l’abus subi.

Après presque sept ans, je peux affirmer que je lui ai pardonné. C’est de cette manière, pas nécessaire ni universelle, que j’ai pris le premier pas en direction de la guérison.

La guérison par le pardon

En philosophie, en psychologie et dans les religions, le pardon est interprété de manière différente. Par exemple, nombreux.ses psychologues ne croient pas qu’il soit nécessaire au processus de guérison, alors que pour de nombreux.ses chrétien.ne.s, il est inévitable.

Bien que j’ai choisi le pardon, j’ai dû passer par le mépris pour être en mesure de renaître de mes cendres. Il m’a permis d’identifier mon sens des limites, de mieux comprendre mes valeurs et quel type de personne je voulais être.

Le plus difficile n’est pas toujours de subir l’abus lui-même, mais plutôt d’être forcée à comprendre des choses qui se font habituellement tout au long d’une vie. J’ai été précipitée dans une vision du monde, et de moi-même, sans y être forcément préparée ni prête.

J’entends ma grand-mère me répéter qu’« il faut pardonner à tout prix », que « la souffrance rapproche de Dieu ». Difficile de ne pas me laisser influencer par cette grande femme, même si j’apporterais des nuances à ses propos. Je ne suis plus d’avis que les réalisations engendrées par les souffrances sont nécessairement prometteuses. En d’autres mots, ce qui ne te « tue pas » ne rend pas nécessairement « plus fort ». La violence peut nous changer en mal et, l’injonction de pardonner, devenir une tolérance vis-à-vis de violences que l’on ne devrait pas avoir à subir. D’où l’importance de réfléchir à nos intentions lorsqu’on choisit cette avenue.

Ainsi, je sais d’autant plus que ce qui m’est arrivé n’aurait jamais dû m’arriver, et que l’abus de pouvoir n’est pas pardonnable. Mais l’individu blessé qui l’a commis, alias cet homme m’ayant « pédo-piégée » (grooming), mérite autant le pardon que quiconque puisque, j’en suis fondamentalement convaincue, il souffrait lui aussi.

Je tremble pour conclure ce texte, parce que je comprends que le pardon dépasse les mots et la raison, comme les besoins du cœur et de l’âme. Le pardon ne devrait pas exclusivement revenir aux survivant.e.s, un pas doit être pris du côté des abuseur.eus.e.s pour plonger leur regard à l’intérieur d’eux.elles et reconnaître la dignité qu’ils.elles ont arraché à quelqu’un, sans se soucier des conséquences. Et qu’ils.elles les ont laissé.e.s avec des questionnements violents, qui ne sont pas nécessaires aux côtés de ceux déjà abondants du quotidien.

Devenir une mauvaise herbe, alias une absorbeuse de ressources, qui prend de la place avec sa souffrance dégoulinante et qui pique, qui remet perpétuellement en question les plans floraux, n’est pas bien perçu. Pour construire un jardin, on leur préférera les jolies fleurs, qui savent se présenter sous leur meilleur jour, cachant les crimes qu’elles ont commis et pourraient commettre à nouveau à tout moment.

Et pourtant, le muguet n’est-il pas un poison et, les orties, un puissant remède ?

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