Tombée entre les craques du système : entrevue avec Gabrielle Giroux
Crédit visuel : Courtoisie Gabrielle Giroux
Entrevue réalisée par Stéphanie Redmond — Secrétaire de rédaction
Gabrielle Giroux est originaire de Gatineau. Ancienne adolescente « rebelle », ses parents l’ont envoyée en centre jeunesse dès l’âge de 13 ans pour de l’encadrement et de l’aide pour ses problèmes de comportements attribués à sa consommation de drogue. Pendant plusieurs années, elle a côtoyé celui qu’elle désignera comme sa « figure paternelle » de party — un homme qui la vendra à deux proxénètes à l’âge de 19 ans. Survivante du réseau de trafic humain et d’exploitation sexuelle, celle-ci partage ouvertement son histoire depuis 2022 dans une optique de sensibilisation. La Rotonde a eu l’occasion de s’entretenir avec elle pour en connaître davantage sur son parcours depuis qu’elle a quitté le réseau.
La Rotonde : Quelle est votre plus grande réussite ?
Gabrielle Giroux : Je ne pensais jamais dire cette phrase-là un jour, à la suite de tout ce que j’ai vécu, mais j’ai trop de belles et grandes réussites pour savoir laquelle choisir ! Alors, comme plus grande réussite, je choisirais le fait d’être encore en vie.
LR : Qu’est-ce qui vous a poussée à cesser de consommer ?
GB : Je suis sortie du réseau de trafic humain en 2015. Le 24 décembre 2016, j’ai arrêté de consommer. Entre le moment où je suis sortie du réseau et où je suis devenue sobre, j’ai fait huit overdoses, dont deux mortelles pendant lesquelles mon cœur s’est arrêté. J’ai fait, je pense, six ou sept tentatives de suicide. C’était un « running gag » entre ma meilleure amie et moi, parce que je n’étais pas capable de mourir. C’est ce qui a fait en sorte que j’ai décidé de devenir sobre — et le fait que j’ai trouvé une chienne abandonnée. Je voulais lui donner une belle vie, et je ne pouvais pas le faire en étant « gelée ».
LR : Quel poids cette chienne a-t-elle eu sur votre guérison ?
GB : Mia est la plus belle chose qui me soit arrivée. C’est dur d’en parler, parce qu’elle est décédée le 10 janvier de l’année passée. J’étais en situation d’itinérance, et je venais de faire une overdose mortelle il y a peu de temps. J’ai trouvé une chienne avec une pancarte qui lisait : « Je m’appelle Mia et je suis du trouble. » Je me suis dit : on va être du trouble ensemble ! J’ai décidé de me trouver un emploi et un appartement. Deux mois plus tard, j’ai arrêté de consommer complètement. Quand je l’ai trouvée, je me suis dit que c’était un signe de la vie. Elle était en train de mourir. Ma mission, c’était de prendre soin d’elle.
J’étais dans le pire de ma vie. Je vivais en appartement et j’avais un matelas, mais je ne me laissais pas le droit d’y dormir. Dans le réseau, je dormais souvent par terre, et je me faisais agresser dans les lits, donc c’était trop difficile. Mia venait tout le temps dormir avec moi sur le plancher. Quand j’avais de la grosse peine, c’est elle qui venait se coller sur moi. J’ai fini par bâtir une estime de moi, juste en donnant de l’amour à mon chien et en en recevant en retour. Elle m’aimait d’un amour inconditionnel, quelle que soit l’émotion que je traversais. Ça m’a aidée à comprendre le concept de l’amour, le vrai.
LR : Vous êtes travailleuse de rue. Pourquoi avez-vous choisi ce métier, et comment votre vécu s’entrecroise-t-il avec ce poste ?
GB : J’ai toujours voulu travailler en relation d’aide, parce que je ne voulais pas être comme les intervenant.e.s que j’ai eu.e.s en centre jeunesse. Je voulais être une bonne intervenante. Quand j’ai su que ça existait, à 18 ans, je me suis dit : « Un jour, je vais le faire. »
Je n’ai pas de difficulté à me faire accepter, parce que je peux me mettre à la place des personnes que je soutiens. La plupart des cas que je côtoie sont des choses que j’ai vécues personnellement. Je peux comprendre la frustration, la rage qui s’ensuivent — j’ai eu les mêmes réactions. Je pense que ce poste-là, c’est la raison pour laquelle la vie m’a gardée en vie.
LR : Parlez-moi de votre expérience en centre jeunesse.
GB : Le centre jeunesse, je vais toujours le dire, c’est la machine préférée des proxénètes, parce que ça crée des victimes parfaites. On est entraîné pour « fais ce que je dis » et « fais ce que je veux que tu fasses » en tout temps. Si on s’y oppose, on sera enfermé.e. C’est souvent arrivé que des éducateur.rice.s me disent que j’étais une « ostie de cause perdue », et qu’il n’y avait rien à faire avec moi. C’est de la violence verbale. Ils.elles sont censé.e.s être là pour m’aider, me supporter. Leur définition d’encadrement, c’est l’emprisonnement — il y a une différence entre les deux !
Tu peux encadrer un.e jeune et l’accepter dans sa totalité, en lui montrant de meilleures façons de faire, ou tu peux l’enfermer dans une chambre, lui enlever tous ses effets personnels, et barrer la porte. Quand je suis arrivée dans le réseau de trafic humain, pour moi, c’était normal [de devoir répondre à des ordres en tout temps], parce que c’est ce que j’avais connu toute mon enfance dans d’autres structures, et toute mon adolescence dans les centres jeunesse.
LR : Comment se déroule la rédaction de votre livre ?
GB : Elle me permet de déconstruire mon vécu. Sur papier, lorsqu’on enlève la consommation et les fréquentations malsaines, je n’étais pas une « cible ». J’étais une élève super douée. J’avais de bonnes notes, je viens d’une famille aisée. En écrivant mon livre, je réalise qu’il y a plein de moments clés où une approche différente m’aurait permis d’éviter tout ça. Si je ne m’étais pas retrouvée sur ce chemin, je serais peut-être championne olympique de patin artistique à l’heure actuelle.
LR : Qu’est-ce qui aurait pu être fait différemment ?
GB : À l’enfance, j’ai été diagnostiquée avec une douance et un TDAH. Ma mère a trouvé que j’étais trop de trouble, et à cinq ans, elle m’a déposée dans un hôpital psychiatrique. Dans les années 90, si tu avais un TDAH, t’étais juste un.e jeune qui cherchait l’attention. Dans ce temps-là, c’était vu comme des maladies psychiatriques. On te « gelait » avec des médicaments, et on t’enfermait. C’est vraiment le manque de connaissances de cette période-là que je blâme. Aujourd’hui, on en connaît beaucoup plus sur les enfants doués ou hyperactifs. Si on avait traité le TDAH comme on le traite aujourd’hui, j’aurais eu une vie très différente.
LR : L’Université d’Ottawa forme des futur.e.s travailleur.euse.s de la santé. Qu’aimeriez-vous qu’ils.elles retiennent de votre histoire ?
GB : Peu importe à quel point vous vous dites qu’une personne est une cause perdue, ne le lui dites jamais. Ne l’abandonnez pas. C’est aussi simple que ça. Souvent, les gens que vous allez être amené.e.s à aider dans votre parcours de travail se seront fait abandonner plusieurs fois. Si vous croyez perdre votre temps avec quelqu’un, ce n’est pas vrai. Tout le monde a les moyens et la capacité de s’en sortir, mais pour y arriver, il faut des personnes qui les épaulent et qui ne les abandonnent pas.
LR : Avez-vous d’autres projets pour l’avenir, proche ou lointain ?
GB : Pour le moment, je dirais que j’ai tout ce que j’ai toujours voulu. Tous mes projets sont en train de se réaliser, et peu importe ce qui arrivera, j’ai la capacité de le surmonter ou de réussir.